«Notre ambition, être le Hermès du caviar» : à Madagascar, l’incroyable défi de trois entrepreneurs français
Source : Le Figaro par Anne Cheyvialle, publié le 21 décembre 2024.4460d99d.jpg&w=3840&q=75)
RÉCIT - En 2009, ils ont fait le pari fou de produire du caviar sous des latitudes tropicales, dans un des pays les plus pauvres au monde.
L’intitulé a de quoi aiguiser les papilles… Sériole marinée de cresson, caviar osciètre de Madagascar et sauce mousseuse au vermouth de Chambéry. Depuis qu’il a découvert Rova Caviar, Boris Campanella est conquis. Il n’utilise dans ses recettes que ces œufs d’esturgeons issus des hauts plateaux malgaches, loin, bien loin de la mer Caspienne. « Je l’adore, c’est un caviar sensationnel qui a une typicité, un goût unique et son histoire est incroyable ! », s’enthousiasme le chef étoilé de l’Écrin, restaurant du palace parisien le Crillon, qui ne tarit pas d’éloges.
Rova Caviar, c’est l’aventure de trois Français, Delphyne et Christophe – amoureux de Madagascar depuis trente ans - et leur complice Alexandre. Tous trois se sont rencontrés pendant leurs études. Ils comptent à leur actif une « success story» dans le textile. Insatiables entrepreneurs, en 2009, ils se lancent ce défi fou de produire du caviar sous des latitudes tropicales dans un des pays les plus pauvres au monde. « Christophe a eu cette idée, un soir, en regardant un reportage sur le caviar d’Aquitaine », glisse son épouse. Sur le papier, pourtant, les conditions sont loin d’être favorables sinon carrément hostiles. Le trio s’attaque à la pisciculture, un secteur dont il ignore tout, et à l’esturgeon, une espèce complexe à élever, habituée aux eaux froides du nord. « Tout le monde nous a découragés, ça ne marchera jamais, disaient-ils sauf un, François René, (expert en pisciculture de l’Ifremer) qui est venu nous aider pendant ses vacances ».
La géographie des lieux, un lac artificiel situé à 1 500 mètres d’altitude, a révélé de bonnes surprises. « Le terroir et le climat sont exceptionnels », se félicite Delphyne. La température de l’eau, comprise entre 13 et 23°C, permet une croissance continue des esturgeons contrairement aux eaux froides. Et les poissons arrivent plus vite à maturité. Autre avantage, le fond du lac en latérite, une terre rouge ferrugineuse ne produit pas de vase au risque d’altérer le goût du caviar.
Une bonne base de départ donc, mais pour mener à bien le projet, il a fallu beaucoup de travail et d’abnégation, de tâtonnements aussi, et bien sûr de l’argent, beaucoup d’argent. Les trois associés ont investi 20 millions d’euros, financés sur leurs deniers personnels, sans prêt ni aide extérieure. L’aventure n’aurait pas été possible sans arrières, sans la solide entreprise qu’ils ont bâtie, depuis 1998, une usine textile florissante de 5 000 salariés, qui brode et confectionne pour les maisons de luxe, européennes et américaines. « Aujourd’hui, l’activité piscicole dégage des profits mais il faudra encore quelques années avant d’avoir un retour sur investissement », précise Delphyne.
Si l’investissement est conséquent, c’est qu’ils veulent maîtriser toute la chaîne de production, en intégrant les différents corps de métiers, jusqu’aux mécaniciens, plombiers ou électriciens. L’entreprise Acipenser Madagascar se veut exemplaire, écoresponsable, pour produire un caviar d’exception. « Notre ambition est d’être le Hermès du caviar », ponctue la dirigeante, en charge du marketing communication et gestion de la marque. Elle l’admet, il y a eu des erreurs : « On a appris en marchant, on a dû casser et refaire plusieurs fois» les bassins ou l’écloserie.
Zébu au menu et ping-pong pour les employés
Il faut le reconnaître. Le résultat de la ferme installée à Mantasoa, à une heure trente de voiture d’Antananarivo, est bluffant. La visite commence dans la base vie où se côtoient employés, cadres et journaliers, logés, parfois en famille, dans des grands containers aménagés en appartements. Il est 14h : la pause repas se termine. Au menu du jour, le romazava, une spécialité locale à base de zébu et de riz. Le chef cuisine les légumes du potager maison. Quelques employés sont installés dans le salon de télé. Ils ont aussi à disposition une salle de jeux et une garderie pour les enfants. Dans le jardin, deux employés jouent au ping-pong. Tous les bâtiments sont alimentés en énergie solaire, avec des groupes électrogènes de secours. Arthur Bismuth, un Français qui a rejoint l’entreprise depuis deux ans, tient à nous montrer son endroit de prédilection, l’espace fitness et de musculation.
Espèce sibérienne acclimatée
Les esturgeons, c’est sa passion. Directeur adjoint de l’élevage, il est en charge d’un projet très stratégique de reproduction. Car la prochaine étape, pour être totalement autonome, est de produire les œufs sur place. «La grande inconnue au départ était de savoir s’il fallait reproduire en circuit fermé les conditions de l’hémisphère nord, en simulant un hiver et printemps dans de l’eau inférieure à 8°C », explique le jeune homme.
Là encore, bonne surprise, les premiers tests dans l’écosystème local sont probants. Les premiers œufs, conçus avec des géniteurs acipenser Baerii, espèce d’origine sibérienne, nés à Madagascar sont prévus pour avril prochain. En attendant, ils les importent de France, Italie, ou Hongrie. La livraison pour la prochaine production, entre 1 et 1,5 kilo (quelque 100 000 œufs) arrivera en début d’année. Le transport est toujours périlleux – la précieuse marchandise a été perdue à quatre reprises, une fois à cause d’une tempête de neige à Roissy.
Les œufs sont ensuite bichonnés dans l’écloserie. « Cela demande énormément de soin », appuie l’expert à côté des cuves d’incubation. Surtout les premiers jours, où ils sont maintenus en suspension pour assurer une oxygénation continue et uniforme. Une fois écloses, les larves sont nourries toutes les heures, à la lampe frontale car la lumière les perturbe. « On chasse la moindre impureté à la plume pour ne pas les abîmer, détaille Arthur. Il faut éviter tout risque de malformation ».
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«Un esturgeon s’élève comme un athlète»
À l’autre bout du bâtiment, l’usine d’alimentation tourne à plein régime. Un autre poste clé : la qualité du caviar dépend évidemment beaucoup de ce que mangent les esturgeons. Leur nourriture est produite à 80 % sur place, à partir de tourteaux de soja, brisure de riz, farines de poisson, et des compléments multivitaminés. « On associe des sardines ou des anchois pour ne pas avoir trop de plomb », explique le directeur délégué de l’usine, Herimanda Robert Randrianomenjanahary.
De l’huile de poisson est rajoutée pour donner du goût aux granulés. « Les recettes et la taille des granulés sont adaptées au stade physiologique de l’esturgeon, à la taille de la bouche », précise Arthur. « C’est un défi permanent de les nourrir. Un esturgeon s’élève comme un athlète, il doit grossir régulièrement mais sans faire du gras. Et il faut un bon dosage dans les bassins, pour limiter la pollution des eaux et optimiser les coûts», précise Delphyne.
Dans l’attente de la «pluie des mangues»
L’accès aux bassins se fait à bord d’un petit bateau à moteur. Moment paisible, suspendu, à sillonner les bras du lac. Ses ramifications serties de collines s’étirent sur 300 km de côtes. De chaque côté, apparaissent de-ci de-là de rares habitations, quelques maisons cossues pour les très privilégiés qui viennent passer le week-end. La végétation domine mais peu de l’ancienne forêt a survécu, grignotée par le brûlis, pratique ancestrale encore très répandue. C’est un moyen de subsistance, pour la culture du riz, la vente du bois de charbon et la cuisson des briques de construction. « Regardez de l’avion, vous verrez une multitude de feux », déplore Delphyne, qui a lancé un projet de reforestation pour retenir la pluie et alimenter le lac.
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Cette année, la pluie d’octobre, dite des mangues, s’est fait attendre, le gouvernement a pompé plus que d’habitude. Ces dernières semaines les manifestations se sont multipliées contre les heures quotidiennes de coupures d’eau et d’électricité. « Si le niveau baisse trop, cela peut générer du stress pour les poissons. L’année a été exceptionnellement compliquée, alerte Delphyne. Heureusement notre production est terminée ».
C’est une autre des priorités de la ferme, assurer de bonnes conditions d’élevage, gage de qualité du produit fini. Il faut prendre de la hauteur pour embrasser du regard les 55 bassins, installés à bonne distance les uns des autres. De 25 mètres de diamètre, leur profondeur varie selon le niveau du lac. « Nous veillons à avoir une faible densité de poissons pour leur bien-être, pour qu’ils ne se blessent pas et ne soient pas abîmés. On fait aussi bouger les structures pour éviter la pollution du lac », détaille Soatiana Corinne Rakotonanahary, directrice adjointe du site. La jeune Malgache est venue tôt ce matin-là pour passer en revue le stade de maturité des esturgeons. Plusieurs employés sont à l’œuvre.
Une à une, les femelles sont sorties de l’eau et portées sur sa table de travail. L’œil expert et la main sûre, elle enchaîne échographies et biopsies. Avec une petite canule, elle extrait une dizaine d’œufs et mesure. Le caviar peut être produit à partir de 2,7 mm jusqu’à 3,2 mm pour l’«extra-qualité». Entrée comme stagiaire en 2018, Soatiana a très vite gravi les échelons. « Quand j’étais à l’école déjà, je voulais venir travailler ici », explique-t-elle. Acipenser Madagascar attire les gens du coin, il y a peu d’opportunités de travail. George, du village voisin, a commencé journalier. Il est aujourd’hui goûteur en chef.
Son terrain de jeu c’est l’atelier de production, zone ultra-protégée où la moindre saleté est traquée. On y pénètre équipé de combinaison, charlotte, masque, gant et bottes. En période d’intense production, de mars à septembre, il se produit jusqu’à 300 kilos de caviar par jour extraits de quelque 200 poissons . Les esturgeons glissent sur des toboggans, il s’écoule une vingtaine de minutes entre l’abattage, le prélèvement, le salage et la mise en boîte des précieux œufs. Avant une période d’affinage, de deux semaines à trois mois. Pas question de gâchis, les esturgeons sont soit donnés à des œuvres caritatives, dont un orphelinat et l’association Akamasoa du père Pedro qui scolarise plus de 20000 enfants, soit vendus aux populations locales. Même le sang et les viscères sont recyclés, dans l’horticulture, en engrais.
Une dizaine de tonnes de caviar par an
La ferme produit une dizaine de tonnes de caviar par an sur six espèces. Un Petit Poucet à côté du géant chinois, de loin le premier producteur au monde avec 450 tonnes par an, mais on l’aura compris, ici, ce n’est pas la quantité qui prime mais la qualité, l’exceptionnel, voire l’unique. Les trois associés l’ont trouvé en ressuscitant deux espèces qui étaient en voie d’extinction: le persicus aux saveurs du caviar d’antan et le shipova devenu rare en raison de la disparition de la mer d’Aral. De façon un peu miraculeuse, relate Delphyne. « Nous cherchions des persicus car pour nous c’est important ce choix de la génétique. On se fournissait à Kasnodar en Russie, auprès de Mikaïl Sebanov, un grand expert avec qui nous avions noué une relation forte. Un jour il nous a dit faites attention à ce sac avec une croix... Il contenait des œufs de persicus, qu’il avait retrouvés par hasard en milieu sauvage ». Cette année, précise-t-elle, le shipova a donné 2 kilos d’une incroyable gamme suprême blanc nacré. Un nectar de la marque Rova Caviar réservé à une clientèle fortunée: le kilo coûte la modique somme de 15.000 euros. D’ici quelques années, ils auront les premières productions de béluga, le nec plus ultra, pour lequel il faut vingt ans de maturité.
Kasnodar, l’autre marque de l’entreprise, plus abordable, offre selon Delphyne « un rapport qualité prix imbattable ». Elle représente environ un quart de la distribution. La majeure partie de la vente se fait sous marque propre. Rova Caviar, dont le nom et l’emblème font référence au palais de la reine à Antananarivo, est destinée à une clientèle privée, aux grands chefs. Elle s’est déjà imposée dans plusieurs palaces, le Crillon, l’hôtel du Palais à Biarritz ou Cheval blanc aux Seychelles. Pour séduire la clientèle, Delphyne ne lésine pas, elle veut leur faire « vivre une expérience ». Elle les reçoit à Mantasoa dans une somptueuse maison sur le lac, à la décoration soignée et insolite - comme ce squelette de baleineau accroché au plafond de l’immense salon - et... à Paris dans le triangle d’or. Un appartement à la vue imprenable sur le Rond-Point des Champs Elysées. Entre autres nombreux évènements, en cette fin d’année, Delphyne y a organisé un dîner tout caviar pour 23 chefs étoilés. « Mon bonheur, c’est quand un chef fait ouah! Ils étaient enchantés ».